Texte de Michel Hubert Lépicouché. Villafranca, 12 juin 1999, Cher Didier, Toute tension, dans la peinture abstraite, naît de la dualité entre la liberté du geste et sa retenue selon le degré de conscience que l’artiste entend maintenir au cours de son travail, et de cette fluctuation dépend le jeu de va-et-vient qu’entre surface et fond n’ont de cesse les formes. Si, dans tes toiles plus anciennes, tu semblais vouloir t’opposer à la montée en surface de l’ébauche d’une figuration en t’employant à la néantiser patiemment et avec conscience par le travail de tes fonds, dans tes dernières peintures j’observe de ta part une évidente complaisance envers le lyrisme de ces formes que tu laisses s’y développer en toute liberté. Que par ces formes venant du fond, libres et spontanées, s’affirme l’évocation du corps féminin, voilà qui n’est pas sans nous inciter à considérer ces images comme nées du déchirement du voile de ton inconscient et leur geste libérateur comme la manifestation du déchaînement de ce dernier. Ces conditions subjectives et physiques nécessaires à l’apparition de formes figuratives dans ton oeuvre me font penser aux axes de coordonnées dont s’est servi Deleuze dans ses Dialogues pour définir son fameux plan d’immanence qu’il opposait aux plans d’organisation. Rappelle-toi: «Une chose, dit-il, un animal, une personne se définissent plus par des mouvement et des repos, des vitesses et des lenteurs (longitude) et par des affects, des intensités (latitude). Il n'y a plus de formes, mais des rapports cinématiques entre éléments non formés. Il n'y a plus de sujet, mais des individualisations dynamiques sans sujet qui constituent des agencements collectifs».Et il ajoute «Il appartient à ce plan d'immanence de comprendre des brouillards, des pertes, des gestes, des vides, des sauts, des immobilisations, des suspens, des précipitations. Car l'échec fait partie du plan lui-même: il faut en effet toujours reprendre au milieu, pour donner aux éléments de nouveaux rapports de vitesse et de lenteur qui les font changer d'agencement, sauter d'un agencement à l'autre». Depuis l'expérience de Pollock, que retient-on d'abord d'une peinture abstraite, sinon son rapport à la notion de dépense? J'ai déjà parlé, lors d'une présentation de ton travail à Chartres, de la dépossession du peintre par son art. Or cette dépossession est le résultat de la dépense physique et psychique que chaque tableau exige du peintre, geste après geste, repentir après repentir, et que l'on peut repérer parfaitement dans le plan d'immanence défini par Deleuze. Aussi me permettras-tu de considérer tes derniers travaux non pas sur le plan de leur organisation, sinon sur celui de leur immanence, ne retenant de ton art de peindre que ta vertigineuse aventure apparentée au saut dans le vide d'un parachutiste qui sait que plus il tardera l'ouverture de son parachute et plus son ivresse sera grande. Après le percement des nuages, les formes de la terre se concrétisent en surface de ses rétines avec une rapidité proportionnelle à la force d'attraction. Météore lesté d’une détermination aussi dense que le fer, je te vois filer vers ta peinture, son espace t'aspire aussi inexorablement que la terre mère reprend en son sein tout ce qui tente de lui échapper. Encore quelques centimètres d'ivresse au paradis des couleurs avant que tu ne tires sur la poignée de ton parachute pour redevenir ce pantin suspendu dans les airs en bout des cordes rigides de sa conscience. Mais qu'importe cette soudaine mutation de ton vol plané en ce qui n'est plus qu'une descente domestiquée, puisque mon regard qui se contentait jusque là de t'accompagner persévère dans son vertige au sein même de ta peinture. Avec mon amitié, M.H.L. Michel Hubert Lépicouché. |