Texte de Michel Hubert Lépicouché. Du vitrail à la peinture: éloge d’un art s’éblouissant lui-même I - Du vitrail A l’avancée de la lumière, l’œil se porte à la rencontre de la matière tangible. Fondre dans cette opération de la recherche objective la neutralité du flux lumineux qui annonce l’avènement du regard au monde des formes et des couleurs. Dans l’espace perspectif se nouent les tensions de l’esprit dont la décharge fulgurante suit les mille et une failles de l’émotion. L’acceptation de la structure binaire du monde occidental, se partageant entre sujet et objet, témoigne de la méconnaissance du rôle fondamental de la lumière comparable à celui du souffle dans la structure trinaire qui régit le mode d’appréhension de la pensée chinoise. Fluide qui se propage entre les mille et une spéculations et dont dépend que telle ou telle surface colorée s’ordonne au fond de l’œil sous le nom de tableau. C’est, venant du ciel, dans l’association des trois couleurs primaires qui la filtrent, du rouge, du bleu, du vert, que la lumière tient les garants de sa blancheur, suprême privilège de la peau des choses qu’elle caresse, comme jadis l’était le chant des anges aux tympans des élus. Qu’une simple application de la théorie des couleurs à la coloration de vitraux ayant perdu l’aura que leur conférait leur primitive fonction décorative des lieux saints, mais qui gardent encore dans l’enceinte profane la nostalgie d’une icône sans tache. De la nature observée le peintre puise la loi d’une réalité obsédante. Et de sa déduction germe la jouissance de l’acte poétique qui la magnifie. Pourtant cette loi qui garantit sa blancheur à la lumière, par le jeu d’une coloration non désirée de leur projection, se retourne contre les ombres des objets éclairés dans notre champ visuel au détriment de la sourde et lancinante mélodie des gris. Irrecevable constat d’une déchéance de l’objet en sa façon de paraître qui brouille la trace de son symptôme sous un déguisement de l’ombre digne d’un carnaval. Pour que la lumière demeure fidèle à sa neutralité dans la portée des ombres et n’altère par sa déviance notre perception de leur ton et de leur intensité, à sa source qu’est le vitrail d’où elle tombe, le peintre se contente d’introduire une bande blanche qui demande à être considérée comme l’insertion entre les couleurs du symbole de sa virginité dans l’art de la conserver. A l’opposé de ce “diabolus in musica” qu’est le silence pour l’oreille qui se refuse à voir en ce dernier autre chose qu’un trou entre les sons, l’intervalle de blancheur que creuse le peintre entre les couleurs participe de leur symphonie dans l’assurance d’une parfaite orchestration de la lumière sur tout ce qu’elle éclaire. Pas de transgression. Aucune complaisance n’est accordée à la trajectoire du flux lumineux qui réalise entre les deux rives de l’art la consécration du regard du peintre dans sa maîtrise de la matière : du vitrail qui éclaire à la peinture éclairée, l’art s’éblouit lui-même comme le feu primitif s’éblouissait jadis dans le regard des dieux. Paris, fin octobre 1998 II - À la peinture Là où la lumière s’arrête. Sa coupure d’avec sa cible. Non pas cabrée devant, noli me tangere d’une répulsion instinctive, mais adhérente en son contact. Aux grains, aux stries. A la couleur. Derrière, le mur. La densité de la matière refermée sur le désir d’unité du peintre avec tous ses déchets. Sa mémoire. Le goût qu’il a de la terre dans la cristallisation de sa peinture. Le plan lisse d’une surface comme enjeu des limites. Le reste de l’étendue du monde se découvre dans le champ des couleurs, terre, ciel et océans. Et s’ignore, comme le peintre ignore sa propre vérité qu’il cherche en tâtonnant dans la rumeur du mythe prométhéen. Intuition seule d’une géographie de l’esprit dont le relief - abîmes ou monts perdus selon l’érosion du frottage et la détrempe des jus - naît de la profondeur des transparences et de l’opacité des ombres. Le geste ici ne fait pas éclater la peinture, mais en scande la mesure, la construit, artifice de l’équilibre entre l’impulsion libre du corps et la lucidité que garde l’esprit. Peu d’éclaboussures : l’onde fluide est portée, non projetée. Chaque passage se décharge progressivement de sa dynamique au profit de sa trace dans l’espace qu’il crée. Une souplesse que la mémoire de la couleur garde même sous les repentirs. D’où la remontée en surface des vibrations qui agitent les profondeurs pourtant opaques à l’appréciation de l’œil, manifeste triomphe du sensible sur les procédés de la raison matérialisés par ces incisions au rasoir que sont les tracés des lignes droites et ceux formés par la juxtaposition des volets polyptyques, ou encore par le rendu parfait des bandes monochromes. L’inavouable dans l’abstraction de la forme appelle à l’éloquence des couleurs comme pour un chant sans paroles. Amplitude cosmique de la séquence des bleus dont les notes ascendantes tranchent sur la voix de basse des noirs et l’ennoblissent de leur lyrisme. Reprise en crescendo des rouges et des jaunes dans une vague de violence quand la peinture veut tout dire de la dépossession du peintre par son art. Ailleurs des pans de voiles étouffent le cri, le gèlent sous leur blancheur de banquise, ou le métamorphosent sous terre en un long et lancinant murmure. Nulle figuration, exceptées de vagues silhouettes de femmes qui mêlent les déliés de leur ébauche à la trame des fonds organisés par le peintre comme un palimpseste de sa mémoire. Une entreprise d’accumulation de strates qui superpose du premier au dernier geste les éléments du réel et dont la durée fut celle aussi du vieillissement d’un corps d’homme s’employant à nous dissimuler sous le vernis des surfaces cette perte d’une part de lui-même vécue comme une rançon de l’art dans l’aventure de chaque tableau. Villafranca, début novembre 98, Michel Hubert Lépicouché. |